L'incroyable renaissance de la Villa Cavrois
L'histoire d’un chef-d’œuvre moderniste tombé en ruines et dans l’oubli, miraculeusement sauvé et ouvert au public en juin 2015
Mouvement majeur dans l’histoire de l’architecture, le modernisme prend son essor après la Première Guerre mondiale sous l’impulsion de Walter Gropius, Ludwig Mies van der Rohe, Oscar Niemeyer, Alvar Aalto… Ces architectes prônent la subordination des formes architecturales à leur fonction, illustrée par des bâtisses dépouillées aux lignes géométriques minimalistes et par l’utilisation de nouveaux matériaux (acier, verre, béton). En France, son représentant le plus connu, Le Corbusier, publie en 1926 Les Cinq Points d’une nouvelle architecture, sorte de manifeste du mouvement moderniste. Un autre architecte français, Robert Mallet-Stevens, apporte une pierre majeure à ce courant en fondant en 1929 l’Union des Artistes Modernes (UAM), rassemblant des décorateurs et architectes adeptes des « formes utiles ». La même année, Mallet-Stevens entreprend la construction d’une villa avant-gardiste pour Paul Cavrois, un riche industriel du nord de la France. Cette bâtisse audacieuse, l’un des rares témoignages de « l’architecture totale » moderniste des années 30, met en œuvre les nouvelles techniques des arts décoratifs, tant dans ses matériaux que dans son ameublement. Mais à partir de 1985, à la mort de Lucie Cavrois, l’édifice, surnommé le « paquebot jaune » par les riverains, sombre dans le délabrement et progressivement dans l’oubli, avant son miraculeux sauvetage qui aboutit à son ouverture au public en juin 2015. Houzz retrace pour vous l’incroyable saga de cette demeure unique en France.
5 juillet 1932. Paul Cavrois, en haut à droite sur la photo, inaugure sa villa à l’occasion du mariage de sa fille Geneviève. Il est entouré par sa femme Lucie et leurs sept enfants.
Le projet de construction
Au milieu des années 20, ce riche industriel du Nord, propriétaire de cinq usines de tissage et employant 700 personnes, passe commande à l’architecte Jacques Gréber – qui officie pour les grandes familles lilloises – pour une belle demeure bourgeoise de style néo-régionaliste à colombages. Il a épousé sa belle-sœur, Lucie, après la mort de son frère, Jean, lors de la Première Guerre, et à eux deux, ils ont sept enfants : trois de Lucie, et quatre autres, dont des jumelles, ensemble. Une famille nombreuse qu’il veut abriter dans une grande maison hors de Roubaix, ville industrielle proche de Lille.
La visite de Paul Cavrois à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, à Paris, en 1925, est déterminante. Son stand de textiles jouxte le pavillon du tourisme où les arbres cubistes de Robert Mallet-Stevens, conçus avec les frères Martel, marquent les esprits. Ayant fait la rencontre de l’architecte, il suspend sa commande à Jacques Gréber et charge Mallet-Stevens de la construction de la bâtisse familiale.
Le projet de construction
Au milieu des années 20, ce riche industriel du Nord, propriétaire de cinq usines de tissage et employant 700 personnes, passe commande à l’architecte Jacques Gréber – qui officie pour les grandes familles lilloises – pour une belle demeure bourgeoise de style néo-régionaliste à colombages. Il a épousé sa belle-sœur, Lucie, après la mort de son frère, Jean, lors de la Première Guerre, et à eux deux, ils ont sept enfants : trois de Lucie, et quatre autres, dont des jumelles, ensemble. Une famille nombreuse qu’il veut abriter dans une grande maison hors de Roubaix, ville industrielle proche de Lille.
La visite de Paul Cavrois à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, à Paris, en 1925, est déterminante. Son stand de textiles jouxte le pavillon du tourisme où les arbres cubistes de Robert Mallet-Stevens, conçus avec les frères Martel, marquent les esprits. Ayant fait la rencontre de l’architecte, il suspend sa commande à Jacques Gréber et charge Mallet-Stevens de la construction de la bâtisse familiale.
Naissance d’un « château moderne »
« Demeure pour une famille nombreuse : air, lumière, travail, sports, hygiène, confort, économie » : telle est la commande passée par l’industriel à l’architecte. Après avoir imaginé la Villa Noailles et les bâtiments de la rue Mallet-Stevens à Paris, l’architecte est prêt à construire une bâtisse qui sera le manifeste de sa vision architecturale. Il imagine une villa de 1 840 m² habitables, « château moderne » à la façade de 60 mètres de long, animé de terrasses tel un paquebot et surplombé par un belvédère aux allures de donjon antique ou de tour de contrôle d’aéroport. Une demeure avant-gardiste et audacieuse qui choque les riverains, habitués à un style plus régionaliste. Bien que la répartition des deux étages s’appuie sur un plan traditionnel, l’édifice est un concentré de modernité, accentué par la structure en béton armé, le dépouillement des formes, l’absence d’ornements inutiles, l’usage du métal chromé et de matériaux précieux, mais sans fioritures. Les équipements sont dernier cri : chauffage central avec thermostat, ascenseur depuis le sous-sol, lumière naturelle et artificielle savamment étudiée, téléphone, jusqu’à la TSF, la transmission sans fil de la radio ! Mallet-Stevens, qui conçoit aussi des décors de cinéma, va jusqu’au bout de sa conception d’une « architecture totale », imaginant non seulement les plans mais aussi tous les intérieurs et le mobilier de la villa.
« Demeure pour une famille nombreuse : air, lumière, travail, sports, hygiène, confort, économie » : telle est la commande passée par l’industriel à l’architecte. Après avoir imaginé la Villa Noailles et les bâtiments de la rue Mallet-Stevens à Paris, l’architecte est prêt à construire une bâtisse qui sera le manifeste de sa vision architecturale. Il imagine une villa de 1 840 m² habitables, « château moderne » à la façade de 60 mètres de long, animé de terrasses tel un paquebot et surplombé par un belvédère aux allures de donjon antique ou de tour de contrôle d’aéroport. Une demeure avant-gardiste et audacieuse qui choque les riverains, habitués à un style plus régionaliste. Bien que la répartition des deux étages s’appuie sur un plan traditionnel, l’édifice est un concentré de modernité, accentué par la structure en béton armé, le dépouillement des formes, l’absence d’ornements inutiles, l’usage du métal chromé et de matériaux précieux, mais sans fioritures. Les équipements sont dernier cri : chauffage central avec thermostat, ascenseur depuis le sous-sol, lumière naturelle et artificielle savamment étudiée, téléphone, jusqu’à la TSF, la transmission sans fil de la radio ! Mallet-Stevens, qui conçoit aussi des décors de cinéma, va jusqu’au bout de sa conception d’une « architecture totale », imaginant non seulement les plans mais aussi tous les intérieurs et le mobilier de la villa.
Place au modernisme
Le parement de briques jaunes est emblématique de la volonté de mise en œuvre de nouveaux matériaux. Si la brique est classique dans les constructions du nord de la France, celle-ci est inédite dans la région. Jean Cavrois, un des fils de Paul, se souvient : « Alors que les plans étaient en cours d’élaboration, Mallet-Stevens nous a emmenés en voyage vers la Belgique et la Hollande. Des choses qu’il nous a montrées, j’ai surtout retenu la demeure de son oncle à Bruxelles (le palais Stoclet) et l’hôtel de ville d’Hilversum (de W. M. Dudok, achevé en 1930). Devant l’hôtel de ville, il nous a dit : “Voici la brique qu’il nous faut pour construire la maison.” Je me suis glissé sur le chantier pour ramasser un échantillon. » Cet échantillon servira à faire 26 moules différents afin d’obtenir ce revêtement de briques jaunes au rendu linéaire, dont les joints en mortier noir soulignent les lignes horizontales et donnent son caractère à la villa.
Le parement de briques jaunes est emblématique de la volonté de mise en œuvre de nouveaux matériaux. Si la brique est classique dans les constructions du nord de la France, celle-ci est inédite dans la région. Jean Cavrois, un des fils de Paul, se souvient : « Alors que les plans étaient en cours d’élaboration, Mallet-Stevens nous a emmenés en voyage vers la Belgique et la Hollande. Des choses qu’il nous a montrées, j’ai surtout retenu la demeure de son oncle à Bruxelles (le palais Stoclet) et l’hôtel de ville d’Hilversum (de W. M. Dudok, achevé en 1930). Devant l’hôtel de ville, il nous a dit : “Voici la brique qu’il nous faut pour construire la maison.” Je me suis glissé sur le chantier pour ramasser un échantillon. » Cet échantillon servira à faire 26 moules différents afin d’obtenir ce revêtement de briques jaunes au rendu linéaire, dont les joints en mortier noir soulignent les lignes horizontales et donnent son caractère à la villa.
Grandeur et décadence
Les années fastes durent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, où la villa est réquisitionnée par la Wehrmacht qui transforme le miroir d’eau du parc en piste d’atterrissage. En 1947, Paul Cavrois récupère la villa endommagée et entreprend une longue restauration doublée d’une adaptation des intérieurs pour suivre l’agrandissement de la famille. Si l’enveloppe extérieure ne bouge pas, l’intérieur de la villa est morcelé, les grandes perspectives tronquées pour faire place à trois familles avec enfants, sous la houlette de l’architecte Pierre Barbe.
Les années fastes durent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, où la villa est réquisitionnée par la Wehrmacht qui transforme le miroir d’eau du parc en piste d’atterrissage. En 1947, Paul Cavrois récupère la villa endommagée et entreprend une longue restauration doublée d’une adaptation des intérieurs pour suivre l’agrandissement de la famille. Si l’enveloppe extérieure ne bouge pas, l’intérieur de la villa est morcelé, les grandes perspectives tronquées pour faire place à trois familles avec enfants, sous la houlette de l’architecte Pierre Barbe.
La décadence ne s’arrête pas là. En 1985, à la mort de Lucie Cavrois, la femme de Paul, le mobilier dessiné par Mallet-Stevens est vendu et dispersé aux quatre coins du monde. Le « château moderne » est cédé à un promoteur immobilier voisin, Jean-Pierre Willot, dont l’idée est de raser la bâtisse et de transformer l’immense parc en un lotissement de petits immeubles de trois étages. Arrêté dans son élan en 1990 par le classement du bâtiment au titre des Monuments historiques, le promoteur laisse volontairement la villa se délabrer pendant dix ans, jusqu’en 2000.
Dès 1992, la dégradation s’accélère. La villa est abandonnée aux squatteurs, le plancher du boudoir est brûlé, l’intérieur noirci, les autres pièces saccagées. Les pilleurs font main basse sur le mobilier structurel toujours en place, les cheminées, les miroirs, l’éclairage. Les matériaux de qualité, les marbres, les boiseries sont dérobés. Les descentes d’eau sont arrachées, si bien que la pluie ruisselle à l’intérieur, hâtant sa détérioration. La villa tombe en ruine et il ne reste plus rien du faste d’antan…
SOS villa en péril
« J’ai un seul regret, celui de ne pas avoir géré le sauvetage de la Villa Cavrois », nous confie Paul-Hervé Parsy, son administrateur actuel et enfant du pays. S’il a pourtant œuvré de toutes les manières possibles à son niveau, à la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles) et auprès de toutes les instances régionales pour la protection de ce monument, l’État ne s’intéresse à la villa que tardivement. Ce sera l’initiative populaire, lancée par des architectes et des personnalités du coin, qui l’acheminera vers son sauvetage.
« J’ai un seul regret, celui de ne pas avoir géré le sauvetage de la Villa Cavrois », nous confie Paul-Hervé Parsy, son administrateur actuel et enfant du pays. S’il a pourtant œuvré de toutes les manières possibles à son niveau, à la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles) et auprès de toutes les instances régionales pour la protection de ce monument, l’État ne s’intéresse à la villa que tardivement. Ce sera l’initiative populaire, lancée par des architectes et des personnalités du coin, qui l’acheminera vers son sauvetage.
L’Association de sauvegarde de la Villa Cavrois, créée le 16 janvier 1991, est le premier acte fondateur vers la réhabilitation. Jean-Pierre May (à la gauche du vice-président sur la photo) en est le deuxième président. « Des gens de tous horizons, dont beaucoup d’architectes, appelés par une publication sur les journaux locaux, s’organisent en comité de soutien. Parmi eux, Andrée Putman, Claude Piéplu, président de l’Association de sauvegarde de la rue Mallet-Stevens, Maurice Culot, membre de l’Institut français d’architecture, Alain Decaux, académicien et natif de la région, Michel Lenglart, président de l’Ordre des architectes du Nord-Pas-de-Calais », se souvient-il. Tous s’unissent pour sauver ce témoignage unique de la période moderniste, l’œuvre majeure de Mallet-Stevens, qui a été directeur de l’école d’architecture de Lille de 1935 à 1939.
Sous l’impulsion d’une vingtaine de grands architectes internationaux (Tadao Ando, Richard Rogers, Renzo Piano…), qui participent à une lettre pétition adressée au ministère de la Culture, l’État se décide enfin à racheter la villa et la partie centrale du parc en 2001, pour 1,15 million d’euros. Afin de restaurer le « clos et le couvert » de la bâtisse, la DRAC du Nord-Pas-de-Calais ordonne immédiatement des travaux. La villa est mise au sec sous des plaques de tôle. En 2012, le Centre des monuments nationaux, sous la maîtrise d’œuvre de Michel Goutal, architecte en chef des Monuments historiques, prend le relais avec la rénovation à proprement parler des intérieurs et du parc. Une rénovation évaluée à 23 millions d’euros, qui s’achève en juin 2015 avec l’ouverture au public.
Un travail d’archéologue
Tandis que l’association lutte pour la sauvegarde du bâtiment, elle réédite Une demeure 1934. Cet ouvrage, que Robert Mallet-Stevens a fait paraître suite à la construction de la Villa Cavrois, contient son histoire et un grand nombre de photographies en noir et blanc. Le public est au rendez-vous ! C’est un grand succès de libraire, avec quelques milliers de copies vendues et trois nouveaux tirages.
Tandis que l’association lutte pour la sauvegarde du bâtiment, elle réédite Une demeure 1934. Cet ouvrage, que Robert Mallet-Stevens a fait paraître suite à la construction de la Villa Cavrois, contient son histoire et un grand nombre de photographies en noir et blanc. Le public est au rendez-vous ! C’est un grand succès de libraire, avec quelques milliers de copies vendues et trois nouveaux tirages.
C’est aussi à partir de ce document que la restauration à l’identique des pièces, à l’instar de cette salle à manger, a été possible avec des techniques parfois proches de celles des archéologues, notamment pour retrouver les couleurs des décors. En effet, lorsque la villa est rachetée par l’État et que le plan de sa rénovation se dessine, il n’y a ni archives ni plans, car Mallet-Stevens a demandé dans son testament que ses archives soient brûlées. Seules subsistent des photos de bonne qualité, issues de ce livre qu’il avait publié à compte d’auteur !
ET VOUS ?
Que pensez-vous de l’incroyable histoire de la Villa Cavrois ?
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Qui habite ici : En 1932, Paul Cavrois emménage avec sa femme Lucie et leurs sept enfants dans une étonnante villa, entourée d’un parc immense avec miroir d’eau de 72 mètres de long. Les riverains et le cercle fermé des industriels du Nord, choqués par tant d’audace, la surnomment le « paquebot jaune », ou encore le « péril jaune », et même la « folie Cavrois ».
Emplacement : dans la bourgade aisée de Croix, près de Roubaix, dans le nord de la France
Superficie : 3 800 m², dont 1 840 m² habitables, et 830 m² de terrasses – 60 mètres de long pour la façade principale –, et 17 600 m² de parc
Architectes : Plan et conception : Robert Mallet-Stevens. Rénovation : Michel Goutal et Béatrice Grandsard, architectes des Monuments historiques. Rénovation du parc : Aline Le Cœur, paysagiste.
Coût de la rénovation : 23 millions d’euros
Anecdote : Brigitte, l’une des jumelles de Paul Cavrois, visite le chantier de rénovation. Entrant dans la salle à manger des enfants, elle découvre le bas-relief des frères Martel : « Je reconnais cette frise, mais elle était en couleur ! » La reconstitution ayant été faite sur la base de photos d’archives en noir et blanc, la frise n’a pas retrouvé ses couleurs d’antan…
Photos : Virginie Rooses Photographe © 2016 Houzz